lundi 2 mai 2011

À Barbara

Je vais te raconter comment ça s’est passé.
Tu as dix ans. Tu es une petite fille aimante.
Tu aimes rire et les bêtises... Tu aimes ton père. Ta mère aussi. Lui, il te fait un peu peur. Quand il élève sa grosse voix pour te gronder. Tu trembles quand tu as vraiment peur. Tu ne le montres pas. Jamais. C‘est tout à l’intérieur et puis alors tu ris. Tu le défies. Lui, ça l’agace et il lève la main. Il ne va pas plus loin. Tu t’agrippes à ta mère. Elle dit « petite sotte ». Quand tu es seule avec ton père, tu ne vas pas le taquiner. Tu recherches ses bras. Tu veux une parole. Autre chose que des choses à faire. Des mots. Autres mots que des mots de devoirs, de temps à la pluie ou d’aller se coucher. Tu veux ses bras. Tu veux ses mots d’amour. Tu ne sais pas s’il les connaît, ces mots d’amour. Tu penses que non. Tu ne sais pas quoi inventer pour qu’il te serre contre lui. Quoi inventer pour qu’il te protège ? Tu te trouves sotte. Petite sotte. Quoi inventer pour qu’il te protège. De qui ? De quoi ? Petite sotte. Le danger, c’est tout dehors. Les grands cèdres, la nuit. Terrifiante, l’ombre des grands cèdres sur la maison. Le danger, c’est tout dehors. La guerre qui paralyse quand elle vient cogner à la porte. La fuite qui excite quand il faut se cacher. Le danger, c’est tout dehors. Il ne fait pas peur dans la maison. Pourtant tu voudrais qu’il te protège. Il est fort. Sa voix te rassure. Le soir, il ne monte jamais pour t’embrasser… C’est toi qui pose un baiser fermé sur ses joues opaques et râpeuses. Tu n’aimes pas l’embrasser. Tu te forces. Tu n’aimes pas son odeur. Trop forte son odeur pour aimer s’y perdre et rêver. Tes nuits n’ont pas de rêves. Tu dors, lourde de l’attente. Il vient et tu le sais. Il vient. Ses pas lourds, enlisés, boueux du bois de la peine pour arriver jusqu’à toi. Et tu ne l’attends plus. Tu sais qu’il va venir. Ce soir, il est tout contre toi. Tu sens son haleine que tu détestes. Sa main douce pourtant pourrait te rassurer. Elle vient se glisser. Entre tes cuisses. Et fouille. Ses doigts râpeux, écorchent la caresse. Et puis, c’est le bruit froissé du pantalon qu’il baisse. Tu as la fièvre. Le sang dans la tête. Tout le sang de ton corps vient frapper à tes tempes. Le poids de son torse. Lourd. Sur le tien. Il ne t’embrasse pas. Trop de pudeur pour t’embrasser. Entre tes jambes, il faufile. Le poids de tout son être. Dur et gonflé. Dur comme un poing. Tenace et obstiné. Il force tes parois. Il déchire. Il hurle sa souffrance. Tu ne dis rien. Tu sens une racine te pousser au-dedans. Soulever la terre de tes jupes d’enfant. Il remue. En toi. Une houle furieuse. Le ressac. Turbulente. Épuisé. Une peur amère et démontée. Retirée dans la hâte. Effacée dans la fuite. Effacée dans la honte.
Et ton cœur vivant et tout ton être à vivre.
Ta voix pour la douleur et tes mots pour la taire.

samedi 19 février 2011

Texte publié dans le magazine Nouvelle Vague : critique d’un album chanson

A propos de l'album...
Réalisé en mai 2005 au studio AMI-ECS de Château-Arnoux (04), Les montrer avant le Cancer, le premier album de La Poulpe, alias Nathalie Bagarry, nous entraîne dans l'univers surréaliste, intime et cru d'une pas si Tendre Mademoiselle que ça !
Chansons de "caractères et de mœurs", les 11 titres sans concession de cet opus ondulent sur la voix chaude et sensuelle de l'artiste, comme autant de tentacules sur une explosion d'images (Dix mille formes), comme autant de regards à la fois impitoyables sur la société (Le corps, La mouche) ou tendrement généreux portés sur une foule d'individus à la dérive (Lemoncello de Marseille, Les TOC), ou encore rencontrés au hasard des rues (Tendre Mademoiselle).
L'interprétation théâtrale de textes dépouillés de fioritures (Roulette russe), l'arrangement épuré et très rythmé du piano d'Alain Soler qui en épouse voluptueusement les formes (Le tambour des rapaces), donnent à l'ensemble
une unité de sens et de son, une homogénéité artistique qui, partant de l'intime pour toucher à l'universel, ne laisse pas indifférent.
Qu'on se laisse envahir ou pas par les cris d'amour et de révolte que La Poulpe nous jette à la face, on ne reste pas insensible à l'humour dévastateur (J'peux pas gratter une fella) et un tantinet provocateur qui tisse en filigrane la trame de sa poésie incisive et peu conventionnelle.
Cette sensibilité poétique se marie d'ailleurs fort bien avec celle d'un Michel Houellebecq, auquel elle emprunte, "Est-il vrai?"un poème extrait du livre "La poursuite du bonheur", une interrogation métaphysique sur le devenir de l'homme, sur les remèdes à sa solitude, sur la prépondérance de l'amour dans son rapport au monde.
Et que dire de Au courant, la chanson qu'elle partage avec Melchior Liboà ? Un duo dont l'audace thématique, très érotique, n'a de pair que la tendresse qui se dégage finalement d'une relation amoureuse vécue dans ses pleins et ses déliés.
Avec ce premier album très prometteur, La Poulpe ne vient pas nous bercer de chansons doucereuses, mais plutôt, provoquer chez nous une re-action à la fois instinctive et humaniste, prise entre l'éros et le thanatos, pour qu'avant le cancer, "on montre nos seins" et le reste...
Pour ne plus survivre mais vivre enfin !
Françoise Morel, pour Radio Zinzine