lundi 17 novembre 2008

Alors, heureuse ? par Françoise Morel

- Je ne suis pas heureuse avec toi, lui ai-je déclaré de but en blanc.

Je l’ai fauché pile au moment où il s’apprêtait à franchir la porte pour aller bosser. Son visage pourpre d’ordinaire a viré au vert, il m’a regardé avec des yeux de colère et de profond chagrin, puis, sans ajouter un mot, est parti en claquant la porte. Je lui ai couru derrière.

- Oh, tu me dis rien !

Je l’ai rattrapé, accroché par la manche, forcé à s’arrêter.

- Oh, putain, mais dis quelque chose !

-Qu’est-ce que tu veux que je te dise !

- Tu pourrais peut-être te demander pourquoi je te dis ça !

- T’es pas heureuse, t’es pas heureuse. Y a rien à dire.

Il s’est dégagé de mon emprise et a continué son chemin. Je l’ai regardé s’éloigner. J’avais la gorge serrée, une envie de crever, de le crever aussi. Je suis rentrée à la maison et j’ai fais la vaisselle du petit déj en écoutant les sempiternelles mauvaises nouvelles diffusées à la radio. Pendant un moment, tout est redevenu ordinaire et j’en ai presque oublié notre altercation. J’ai beaucoup de mal ces derniers temps à lier les menus évènements de mon quotidien avec les grandes réflexions de mon quotidien aussi. Là, en fait de réflexion, c’était plutôt une déclaration. Après le ménage machinal du matin, j’ai fini par douter de la réalité de ce qui venait de se passer. J’ai continué dans cette voie de scepticisme aigu dont j’ai le secret et j’ai fini par tout gommer de ma mémoire. Pourquoi lui aurais-je dit une chose pareille ? C’est avec moi que je ne suis pas heureuse, pas avec lui. J’ai beaucoup réfléchi encore et la matinée, s’est écoulée sans que je m’en aperçoive. J’ai beaucoup bu de café et fumé de cigarettes. Bon, et pourquoi je ne serais pas heureuse ? J’ai deux enfants magnifiques, un mari qui m’aime, un gentil chien, des beaux-parents et des parents formidables, aussi généreux qu'originaux. J’ai une jolie maisonnette et beaucoup d’amis. Seulement voilà, je ne suis pas heureuse !
C’est dit et puis après ? Dire ou ne pas dire, qu’est-ce que ça change ? Rien. Et, là, j’ai commencé à regretter de lui avoir fait part de mes états d’âme. Pour rattraper le coup, je me suis mise à faire à bouffer. J’y ai passé tout le reste de la journée. S’occuper les mains, ça libère la tronche aussi, surtout cuisiner et comme en plus je ne suis pas trop douée, je dois beaucoup réfléchir à ce que je fais. Finalement, ça a tellement monopolisé mon énergie que j’ai fini par oublier que je n’étais pas heureuse. Je crois même que j’ai ressenti de la joie quand ma tourte aux poireaux, bien dorée et parfumée à souhait, est sortie du four. J’ai mis la table pour deux et comme il était six heure cinq, je me suis servi un verre de Chardonnay que j’ai savouré en écoutant un disque de Leprest. Puis je me suis tout de même demandé s’il allait rentrer. Après ce que je lui avais dit ce matin, je pouvais m’attendre à une réaction de sa part, un retard, une sale tronche en arrivant. Eh bien non, pas du tout ! Il est rentré à l’heure habituelle et n’a pas fait la moindre allusion à ce qui s’était passé le matin. Il était même plutôt de bonne humeur, content de sa journée. Il s’est servi un blanc aussi et j’en ai repris un pour l’accompagner. Au troisième verre, j’ai voulu m’excuser pour ce matin ; je ne pensais pas ce que je disais, c’était pas à cause de lui que j’étais malheureuse, mais à cause de moi.
Il m’a dit que c’était pas grave, qu’il avait l’habitude, après vingt ans de vie commune, de me voir déraper de temps en temps et que ça pouvait arriver à tout le monde. Il m’a dit que c’était sans doute encore cette histoire avec ma sœur qui me chilounais. On était d’accord. Je devais me débarrasser de mes vieilles casseroles et pourquoi pas consulter un psy. Oui, mais c’est délicat d’en trouver un bon qui vous assomme pas de médocs. Sans compter que je prends déjà des antidépresseurs… Dans l’enthousiasme de la conversation, j’ai allumé une cigarette et là, ça s’est gâté. Depuis qu’il a arrêté de fumer, il supporte plus trop l’odeur de la clope et je le comprends. Je suis sortie dans la rue. Il m’a dit qu’avec ce que je buvais, ce que fumais et sans compter les cachetons, ça faisait beaucoup et que j’allais pas être malheureuse longtemps parce que morte, je n’aurai plus d’états d’âme. Je lui ai dit que ça n’allait pas durer, que c’était un mauvais passage. Il m’a rétorqué que ça durait depuis un moment déjà et après, on a mangé. On a bu encore à table, mais cette fois du rouge, le merlot de la coopé. Après j’ai débarrassé, j’ai encore fumé une cigarette dehors. Je suis rentrée, j’étais crevée. Lui aussi avait un tête de fatigué. Et c’est là que ça a encore dérapé. J’ai eu l’inélégance de dire :

- On va se coucher ?

- Tu vas te coucher si tu veux, moi, j’ai rien décidé encore !

- Excuse-moi, je vais me coucher. J’ai pas dit ça pour te donner un ordre. T’avais l’air crevé voilà, c’est tout. Après vingt ans de vie commune, tu devrais savoir que …

- Je fais un peu ce que je veux !

- Bien sûr, tu fais ce que tu veux ! Mais tu me fais chier là, à la fin ! C’que t’es soupe au lait depuis que tu as arrêté de fumer !

- Soupe au lait, toi-même !

- Bon, allez, bonne nuit !

Je suis montée me coucher, j’avais les boules. Je n’ai pas eu de mal à m’endormir, le vin, ça ensuque et c’est bien pratique pour ça. J’aime dormir car j’oublie tout. Je ne l’ai pas entendu se coucher mais vers quatre heures du matin, je me suis réveillée. Il ronflait à mes côtés. J’ai tourné et retourné dans le lit, je n’ai pas réussi à me rendormir. Je l’ai un peu maudit intérieurement, mais pas trop, parce que finalement, force était de constater que je l’aimais.
Mais cette évidence n’a pas suffit à me détendre ni à me rendormir. Je me suis levée sur la pointe des pieds et j’ai essayé de ne pas faire craquer l’escalier. Je suis descendue au rez-de-chaussée et j’ai fais couler un café. Puis, j’ai allumé l’ordi et j’ai commencé à écrire :

« - Je ne suis pas heureuse avec toi, lui ai-je déclaré de but en blanc. »

3 commentaires:

gilou a dit…

ouais d'accord avec tout sauf pour le chien gentil!
ficèèèèèèle

Françoise Morel a dit…

C'est de la littérature, Gilou! Tu peux imaginer un autre chien que Ficelle! Bon, j'admets que c'est largement inspiré de la réalité...

Anonyme a dit…

T'as un style inroyable, j'avais jamais rien lu de toi Françou, mais j'adore. Je vous souhaite malgré tout d'être heureux tous les deux, vous le méritez ...
Je vous aime les Juan-Morel, bisous
Bruno